Comment va se comporter le marché d’ici à 2021 ?
Alexandre Masure : Le scénario présenté dans cette étude est conforme au scénario présenté il y a deux ans. Le marché est reparti sur de bons rails. Il y a eu une crise de croissance en 2015 et 2016, qui s’est matérialisée par un assainissement de l’offre de produits et une contraction du tissu de distributeurs. Aujourd’hui, le marché semble reparti d’un bon pas. On estime la croissance 2018 autour de 20 %. Quant aux prévisions à l’horizon 2021, on anticipe une croissance toujours soutenue mais pas aussi élevée. Il y aura un ralentissement, cependant les ventes devraient progresser de 10 à 15 % par an, ce qui nous amènerait grosso modo à un chiffre d’affaires global de 1,2 milliard d’euros en 2021.
“D’ici quatre ou cinq ans, les buralistes espèrent avoir trois linéaires bien distincts : les produits traditionnels, la cigarette électronique et le tabac chauffé”
Qui va profiter de cette croissance ?
A. M. : Le scénario qu’on entrevoit, c’est celui d’une montée en puissance du circuit buralistes, qui s’est longtemps fait attendre, c’est le moins qu’on puisse dire. Pendant de nombreuses années, ils ont mis de côté la cigarette électronique en la considérant comme une menace. Mais dans un contexte de lutte contre le tabagisme avec un paquet à 10 € et le changement de mentalité des Français par rapport aux produits de la vape, le vent a tourné et il semble bien que les buralistes aient décidé de mettre le paquet. À tel point que l’objectif est clair dans leur tête : à moyen terme, d’ici quatre ou cinq ans, ils espèrent avoir trois linéaires bien distincts : les produits traditionnels, la cigarette électronique et le tabac chauffé. Ils considèrent aujourd’hui la cigarette électronique comme un vrai relais de croissance.
Pensez-vous que les buralistes vont réussir leur offensive ?
A. M. : Les initiatives portées ces derniers mois devraient porter leurs fruits. Nous considérons que c’est un circuit qui, au-delà de ses atouts intrinsèques que sont la proximité, le tissu de points de vente, etc., a les moyens de convertir un maximum de sa clientèle de fumeurs à la vape. Le potentiel de vapoteurs reste énorme, volatil certes, mais énorme, et d’après nous, dans l’hypothèse où les vapoteurs trouvent chez les buralistes une offre suffisamment large – ce qui est là où le bât blesse aujourd’hui –, ils seront plus facilement enclins à acheter leurs flacons dans le bureau de tabac du coin, plutôt que de devoir faire l’effort de se rendre en boutiques spécialisées, qui sont loin de mailler tout le territoire et qui ne présentent peut-être pas le caractère accessible et convivial que peuvent avoir les bureaux de tabac.
“Il y a un risque de développement à deux vitesses avec seulement quelques centaines, voire quelques milliers de buralistes qui jouent à fond la carte des trois linéaires”
Quel est le poids économique des buralistes actuellement ?
A. M. : Ils génèrent environ 20 % des ventes et ils ont vraiment les moyens de rattraper leur retard par rapport au circuit spécialisé. Ce qui risque de se passer, c’est qu’il y ait un développement à deux vitesses avec seulement quelques centaines, voire quelques milliers de buralistes qui jouent à fond la carte des trois linéaires et qui seront en capacité d’avoir des prestations à peu près équivalentes aux boutiques spécialisées.
Qu’en est-il de la vente en ligne ?
A. M. : C’est le deuxième circuit qui a le vent en poupe. La cigarette électronique se caractérise par le fait que c’est un marché Web natif, c’est-à-dire que dès le départ les acteurs s’y sont positionnés. Aujourd’hui, Internet représente en valeur à peu près un quart des ventes. Ce marché devrait également progresser, peut-être pas au même rythme que celui des buralistes parce qu’il a déjà atteint une certaine maturité avec des sites réputés comme Le Petit Vapoteur ou Taklope. Mais nous estimons qu’au fur et à mesure que le marché gagnera en maturité, il est très probable que le circuit Internet continue d’afficher des performances de haut vol.
“Les grands réseaux organisés pourraient continuer d’étendre leur emprise sur les boutiques indépendantes”
Les boutiques physiques vont-elles souffrir ?
A. M. : Nous avons plus de doutes concernant les boutiques spécialisées. Nous ne sommes pas en train de prévoir un scénario sombre parce que nous estimons que celles qui sont toujours en place ont les reins assez solides pour faire face à cette concurrence émergente, mais si nous parlons en termes de dynamique de chiffre d’affaires, nous pensons qu’elle devrait ralentir, en tout cas elle sera moins forte que celle des bureaux de tabac. Par conséquent, la consolidation du secteur n’est pas encore arrivée à terme. Il est fort probable que parmi le circuit des magasins de vape, les grands réseaux organisés continuent d’étendre leur emprise sur les boutiques indépendantes, qui sont encore majoritaires en nombre mais qui ont beaucoup plus de mal à lutter et à conserver leur clientèle.
“Les boutiques se sont tiré une balle dans le pied en jouant à fond la carte de l’ultra-médicalisation avec des magasins qui ressemblent plus à des pharmacies qu’à des caves à vin”
Quel est le point faible des boutiques spécialisées ?
A. M. : Historiquement, les boutiques de vape se sont tiré une balle dans le pied dans le sens où, depuis des années, elles jouent à fond la carte de l’ultra-médicalisation avec des magasins qui ressemblent plus à des pharmacies ou à des parfumeries qu’à des caves à vin. Certaines ont également joué la carte de l’ultra-spécialisation en se tournant vers un public de vapoteurs réguliers en se disant que c’étaient eux qui faisaient le panier moyen. Nous estimons que cette stratégie va très vite montrer ses limites. Aujourd’hui, la logique n’est pas tant de fidéliser les gens conquis mais plutôt de persévérer dans une logique de conquête. La conquête vis-à-vis de tous ces fumeurs qui vont très probablement chercher à arrêter de fumer dans les mois qui viennent. Pour ça, il n’y a pas de solution miracle mais nous avançons quelques pistes dans l’étude comme l’animation en boutique (les vapobars, la vente de snacking). Ce n’est pas simple, ça demande des investissements mais c’est une idée intéressante à creuser à la condition de rester dans une démarche d’ouverture et non pas de spécialisation pour un public déjà converti. Ce sont des solutions courantes dans le commerce, les libraires et les cavistes le font. Il est probable que ce soient les grands réseaux qui aient les moyens de faire ces investissements pour sortir de la concurrence des buralistes.
Quelles sont les perspectives du marché de l’e-liquide ?
A. M. : Les années à venir devraient voir une accélération du mouvement de concentration du segment des e-liquides. Une étape importante a été franchie avec la directive TPD, elle a déjà produit un certain écrémage de l’offre, même si le tissu reste riche avec de nombreuses marques de niche qui apparaissent. Le problème, c’est qu’il y a toujours un défaut de différenciation entre les fabricants qui reste très important.
“Il y a un gros problème de notoriété de marques”
Quelles sont les faiblesses du marché ?
A. M. : Le problème du marché de la cigarette électronique, et ça concerne aussi les fabricants de matériel, c’est qu’il n’est pas encore suffisamment incarné. Il y a un gros problème de notoriété de marques. Prenez quelqu’un dans la rue, il lui sera très difficile de citer deux ou trois marques de cigarettes électroniques. Il n’existe pas encore de “Marlboro” de la cigarette électronique. Même parmi les vapoteurs, on a un défaut de fidélisation, c’est ce qui ressort des études. Cela laisse la porte ouverte à de nouveaux entrants, et c’est là où on peut parler de Juul, par exemple. Bien que le marché français ne soit pas le marché américain, Juul coche les cases d’un produit à gros succès. Nous ne disons pas que leur succès est assuré, mais nous estimons que ce qui fait la force de Juul, c’est justement de s’appuyer sur un marketing très efficace, sur sa capacité à imposer un nouveau standard de marché, de rendre le produit attractif et facile d’utilisation. Nous en saurons plus d’ici quelques mois, mais ce qui est sûr, c’est que c’est un produit qui marche parce qu’il répond à un manque au niveau de l’offre actuelle : un produit standard, attractif, marketé et convivial, qui manque encore chez les spécialistes de la vape
“Il est probable que Big Tobacco sera le premier bénéficiaire de la montée en puissance des buralistes”
Que pensez-vous du positionnement des cigarettiers ?
A. M. : C’était la grande inconnue jusqu’à il y a encore quelques mois. L’arrivée d’Altria dans le capital de Juul donne quelques indications. Il y a une logique d’influence via la croissance externe qui passe par différents relais. À part Imperial Brands (Blu) qui semble avoir fait de l’e-cigarette son axe central en matière de produits innovants, les autres semblent mettre l’accent sur des produits à moindre risque type tabac chauffé. Il est probable que Big Tobacco sera le premier bénéficiaire de la montée en puissance des buralistes. Les liens entre les deux étant historiquement assez inextricables, forcément, quand les buralistes mettront le paquet sur la cigarette électronique, ils se tourneront logiquement vers leurs fournisseurs historiques. Du coup, il est fortement envisageable que les cigarettiers lancent de nouveaux produits, ils peuvent aussi passer par de la croissance externe en rachetant des fabricants déjà en place. Nous sommes dans l’expectative mais il ne serait pas surprenant que dans les semaines qui viennent on assiste à des rachats ou à des déclinaisons françaises de produits existant sur des marchés étrangers.
Pour conclure, dans quel état se trouve ce marché ?
A. M. : L’effusion y est permanente et partout. Les spécialistes font beaucoup d’efforts pour fidéliser, pour rendre les produits plus conviviaux, pour conquérir de nouveaux clients. Les buralistes sont en train de transformer radicalement le modèle. C’est un marché en plein bouleversement, on est loin d’être arrivé au bout de nos surprises.
Pour vous procurer l’étude Xerfi Le marché de la cigarette électronique à l’horizon 2021